- BERG (A.)
- BERG (A.)À l’époque du structuralisme, et plus précisément encore au moment où cette pensée se trouve brutalement appréhendée par le mouvement contestataire qui oppose, à l’art formel, le jeu aléatoire, Alban Berg fait figure de prophète.Ses œuvres maîtresses (Wozzeck , Suite lyrique , Concerto de chambre ) s’incrivent aujourd’hui, naturellement, dans l’esthétique la plus actuelle, par ce qu’elles nous enseignent d’essentiel, au niveau de la dialectique musicale. Il n’en fut pas toujours de même, et Berg, musicien du cœur, fut souvent opposé à Webern, musicien de l’esprit. Longtemps, l’idée d’un pont romantiquement jeté entre un passé wagnérien et un avenir dont on craignait le pire s’incarna dans l’auteur du Concerto à la mémoire d’un ange , dont l’harmonisation « sérielle » d’un choral de Bach rassura un public désemparé par certains défis de la Suite lyrique ou du Concerto de chambre. Le rapprochement de ces deux « périodes » de l’art bergien marque bien, du reste, la contradiction profonde que le compositeur assumera, non sans courage, dans la dernière partie de son œuvre.Le langageSe posant en transgression (au sens littéral d’« aller au-delà »), la méditation tonale de Wozzeck (acte III, interlude en ré mineur) était une audace; la réconciliation sérielle avec un monde tonal, nostalgiquement retrouvé, témoigne, dans le Concerto à la mémoire d’un ange , d’une angoisse créatrice profonde, devenue aujourd’hui une erreur de langage.Car c’est bien du langage et de son articulation qu’il faut parler en premier lieu, si l’on cherche à définir la profonde influence de Berg sur la musique et le spectacle. Et, probablement, au sens si « actuel » qu’il conférait à la notion de structure, c’est-à-dire à celui d’une relation de connaissance, de communication, d’efficacité entre le monde et lui. Rapport nouveau, parce que organiquement musical, entre signifiant et signifié: prémonition étonnante de la valeur structurante du symbole, définie par l’école psychanalytique moderne.Berg élabore également une dialectique subtile entre structures fixes et structures plus libres, entre forme obligée et forme immédiate (sécrétée par le matériau mis en œuvre), dialectique que l’on retrouve présente aujourd’hui dans l’opposition du « concerté » à l’« aléatoire ».De plus, en organisant un « espace-temps » sonore dans lequel l’inconscient de l’auditeur se trouve naturellement sollicité à travers tout un réseau de « mémoires » et de « projets », l’auteur de Wozzeck construit un « présent » musical en lequel l’œuvre se trouve, chaque instant, dans sa totalité. C’est le cas, particulièrement, pour Wozzeck et le Concerto de chambre.Enfin, et ce n’est pas le moins important, le « mathématicien-poète » (comme certains l’ont nommé) résolut, en son temps, l’absurde et byzantin conflit forme-fond, quand il écrivit notamment: « ... c’est un postulat qu’il faut admettre au préalable: pour quiconque possède le don de penser musicalement, comprendre le langage jusqu’en ses moindres détails équivaut à comprendre l’œuvre elle-même. »On peut penser que ce postulat est bien celui que posent implicitement les véritables artistes d’aujourd’hui et à propos de disciplines autrement signifiantes que la musique: le cinéma et la littérature, par exemple.L’évolution de l’œuvreSi l’on considère maintenant l’œuvre d’Alban Berg dans son ensemble, on est tenté d’en comparer l’évolution à celle d’un opéra en trois actes. Le chiffre 3, du reste, devait toujours conserver pour Berg une valeur quasi magique, non dénuée, toutefois, d’un certain humour.Mais, contrairement à ce que l’on peut constater dans Wozzeck ou dans le Concerto de chambre , il apparaît que le dernier acte du drame bergien ne constitue, par rapport aux deux premiers, ni une synthèse, ni une ascèse. Du schème A-B-A’, le compositeur semble n’avoir retenu que le retour en arrière, marque de la contradiction déchirante qui opposa pour lui, toujours davantage, le monde tonal au monde sériel.Préparation1900-1914: Ier acte, les œuvres de préparation, d’initiation; le travail avec Schönberg, dont il faut retenir la Sonate pour piano , op. 1, dans laquelle les rapports sonores multiples, infiniment plus étroits que ceux envisagés par le passé, laissent prévoir l’économie structurelle à venir. Le Quatuor op. 3 de cette même époque annonce déjà la Suite lyrique pour quatuor à cordes , qui sera écrite quinze ans plus tard. Des liaisons profondes sous-tendent ainsi l’ensemble de l’œuvre, comme les diverses scènes de l’opéra. Il en est de même pour les Cartes postales d’Altenberg (chant et orchestre, op. 4) et surtout les trois Pièces pour orchestre , op. 6, par rapport à Wozzeck. Des mélodies pour chant et piano et les Quatre Pièces pour clarinette et piano , op. 5, font partie également de ce premier acte, celui de la découverte, qui devait aboutir aux faîtes de la production d’Alban Berg.SommetsTrois œuvres: Wozzeck , le Concerto de chambre , la Suite lyrique , de matériel sonore très différencié (grand orchestre et voix, orchestre de chambre, quatuor à cordes), sont l’acte central (1917-1926) et constituent, sans nul doute, une des séquences les plus fondamentales de l’histoire de la musique.Wozzeck d’abord, opéra en trois actes, d’après Büchner, composé de 1917 à 1921. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Berg posait l’équation du rapport musique, parole et scène dans les termes: a 2 + b 2 = c 2; ajoutant que, dans un tel cas, si la musique n’occupait pas toujours la place de l’hypothénuse, une telle relation constituait pour lui, tant dans la composition que dans la représentation, l’idéale section d’or...On vérifie en effet, dans Wozzeck , une adéquation totale entre la nécessité dramatique et la vie profonde de la musique. Le geste est partie du discours musical, l’acte et la musique se confondent. Le sujet de l’opéra (après un important travail du musicien sur le texte de Büchner) n’est ici qu’un « programme », une « fonction », qui commandent un ensemble d’opérations destinées à faire entrer en symbiose la totalité des composants: musique, texte, action scénique. Métabolisme de l’œuvre, le contenu (apparemment expressionniste, pour certains) devient forme: l’œuvre est rituelle.Aujourd’hui, cet aspect de Wozzeck se découvre comme essentiel; il en est beaucoup d’autres: relativité du temps esthétique (aux niveaux toujours enchevêtrés du passé, du présent et du futur musical), processus de contamination des séquences les unes par les autres, utilisation des procédés de « collages », qui laissent le spectateur stupéfait quand il constate que quarante ans ont dû s’écouler avant que cinéma et roman moderne ne prétendent à une telle imagination des structures.C’est ensuite le Concerto de chambre pour piano , violon et treize instruments à vent (1923-1925). Trois mouvements, trois familles instrumentales, trois thèmes réunissant les noms des trois amis, Schönberg, Webern et Berg lui-même, tissent un réseau sonore d’une invention exemplaire au travers d’une structure générale dite « de miroir ».Enfin, la Suite lyrique pour quatuor à cordes : micro-opéra sans paroles, œuvre d’achèvement. Au niveau strictement sériel, on remarque (allegro misterioso) une manipulation des diverses formes de la série, « programmée » par les interpolations à l’intérieur d’un sous-groupe de quatre sons appartenant à l’ensemble-série. Cette écriture structure ainsi le maniement sériel par une notion générale « d’ensemble », infiniment plus riche et plus adaptée que celle de transposition, issue du langage tonal. Micro-opéra, « opéra latent », disait Adorno, mais aussi extraordinaire histoire de l’amour voué par Berg à Hanna Fuchs, au travers d’un cryptogramme révélé par le musicologue américain George Perle. Le secret du « chiffre » est bâti sur quatre lettres (les initiales H.F.A.B.) et deux nombres (10: âge total des enfants d’Hanna, et 23: nombre fétiche d’Alban).Le « programme » de l’œuvre se renforce encore des citations musicales d’Alexander von Zemlisky dans le quatrième mouvement et de Richard Wagner (Tristan ) dans le cinquième, l’amour dans la mort. Comme celles de Wozzeck , les dernières mesures de l’œuvre participent d’un temps qui s’effiloche, oscille, puis se fige.Le retour vers la tonalitéParadoxalement, les trois œuvres à venir (dont l’air de concert Le Vin ) sont une quête de cette tonalité que l’auteur de la Suite lyrique tenait tant à concilier avec les exigences sérielles.Ainsi, ce troisième et dernier acte de l’opéra bergien (1929-1935) comporte également l’opéra Lulu et le Concerto pour violon et orchestre à la mémoire d’un ange. C’est à la fin de cette œuvre que l’harmonisation d’un choral de Bach par la série de base déclenche chez l’auditeur averti de la modernité inouïe des œuvres de la période précédente une angoisse profonde.Mais la pièce maîtresse, enfin révélée dans son intégralité en 1979 à l’Opéra de Paris sous la direction de Pierre Boulez, c’est Lulu.Il aura fallu attendre près d’un demi-siècle pour que la mort d’Hélène Berg lève le dernier obstacle à l’achèvement de l’ouvrage. Le travail effectué avec la plus haute compétence par le chef d’orchestre Friedrich Cehra révèle aujourd’hui un chef-d’œuvre, dont le prodigieux équilibre structurel était jusqu’alors occulté par une véritable mutilation, abusivement maintenue au nom du « respect de l’auteur ».Plus encore que dans Wozzeck , l’intuition « cinématographique » que Berg avait de la dramaturgie musicale oriente l’architecture de l’œuvre. Puissante forme en arche dont la clé de voûte est justement un film, que le compositeur a minutieusement découpé, mais que sa mort brutale ne lui aura pas permis de réaliser.Pulsion de l’éros, pulsion de mort, Lulu est l’œuvre sur la femme. Sa mort rejoindra, musicalement, une autre femme: la Marie de Wozzeck.Wozzeck et Lulu se posent incontestablement comme les manifestations les plus abouties de la forme d’opéra, et indiquent déjà les nouvelles voies du spectacle audiovisuel, dont un certain et récent cinéma constitue le relais. Par ailleurs, l’action de cette musique – aux structures fortement concertées – sur notre inconscient perceptif établit une nouvelle forme de communication. Enfin, le rapport constant et hautement élaboré entre la construction de l’œuvre et son propos poétique (lequel est sa construction) la place à nos yeux au centre de l’art moderne le plus évident et le plus actuel.
Encyclopédie Universelle. 2012.